jeudi 12 mai 2011

Influence de Power Corporation au Québec, des marais bitumineux pour Total

Politiques énergétiques - Jusqu'où va l'influence de Power?

L'ambassadeur américain s'interroge dans un câble rendu public par WikiLeaks

source web :http://www.ledevoir.com/politique/quebec/323065/politiques-energetiques-jusqu-ou-va-l-influence-de-power#reactions
«Est-ce que M. Charest a été influencé par Power Corp. pour baisser ainsi le ton de ses critiques à l'endroit du gouvernement fédéral, ce n'est pas clair, indique le câble de l'ambassadeur Jacobson, mais l'influence sur le milieu fédéral et provincial de cette société est indéniable».
Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir
«Est-ce que M. Charest a été influencé par Power Corp. pour baisser ainsi le ton de ses critiques à l'endroit du gouvernement fédéral, ce n'est pas clair, indique le câble de l'ambassadeur Jacobson, mais l'influence sur le milieu fédéral et provincial de cette société est indéniable».

À RETENIR

    Extraits du câble diplomatique

    Whether [Jean] Charest was influenced by Power Corp to tone down his criticism of the federal government is unclear, but the corporation’s provincial and federal influence is undeniable. [...] Power Corp is the largest individual shareholder (4.5%) in the French company Total S.A. [...] Total S.A. has invested 6 billion USD in Alberta’s oil sands to date [...]. [...] by the end of the conference [Charest] lay low, passing on further media opportunities to criticise Harper. [...]
L'influence de Power Corporation sur les politiques énergétiques des gouvernements fédéral et provincial est «indéniable», peut-on lire dans un câble diplomatique envoyé à Washington en décembre 2009 par le nouvel ambassadeur des États-Unis au Canada, David Jacobson.

Ce câble a été intercepté par WikiLeaks.

Dans ce document, dont Le Devoir a obtenu copie, l'ambassadeur Jacobson, en poste depuis octobre 2009, s'interroge sur les pressions qui auraient pu être exercées sur le premier ministre Jean Charest et qui expliqueraient qu'il a soudainement cessé de tirer à boulets rouges sur la position du gouvernement Harper durant la conférence sur les changements climatiques de Copenhague, qui venait de se terminer le 12 décembre 2009.

«La controverse qui a éclaté sur la position agressive du Québec [à l'endroit de celle du gouvernement Harper] à la conférence de Copenhague a jeté un éclairage surprenant sur [l'influence] de puissants intérêts provinciaux dans les sables bitumineux. Les deux plus importants journaux de Montréal ont eu des échanges musclés sur les liens financiers de la firme québécoise Power Corporation et l'influence alléguée sur les positions du premier ministre Charest à Copenhague».

L'ambassadeur fait ici état de l'opinion de certains éditorialistes de La Presse, qui avaient taxé la position du premier ministre Charest à l'endroit de la position canadienne «d'arrogante», allant jusqu'à la qualifier «d'irresponsable et de déloyale envers Ottawa», selon les citations apparaissant dans le câble diplomatique.

Le 17 décembre, La Presse, rappelle le câble de l'ambassadeur, a même défendu la position fédérale à Copenhague, et en particulier sa position dans le dossier des sables bitumineux, une industrie alors jugée vitale pour le Canada et le Québec. Cette position, ajoute David Jacobson, «en a fait sourciller plusieurs au Québec: le journal est fédéraliste, mais rarement aussi rapide à se porter à la défense du gouvernement fédéral», en plus d'être généralement sensible à la défense de l'environnement.

«Est-ce que M. Charest a été influencé par Power Corp. pour baisser ainsi le ton de ses critiques à l'endroit du gouvernement fédéral, ce n'est pas clair, poursuit le câble de l'ambassadeur Jacobson, mais l'influence sur le milieu fédéral et provincial de cette société est indéniable».

À Copenhague, rappelle la note de l'ambassadeur, le Québec s'en est pris à la faiblesse de la position canadienne, qui est en réalité copiée de près sur celle des États-Unis, ce qui explique qu'on la surveille de près outre-frontière. Ainsi, tout comme les États-Unis, le Canada a adopté l'année de référence 2006 au lieu de 1990, qui est l'année de référence internationale. Cette astuce effaçait d'un coup les augmentations d'émissions de GES du Canada de plus de 20 % durant cette période. Et, ajoute l'ambassadeur, le premier ministre Charest avait signé une entente à Copenhague avec 20 autres représentants de juridictions de niveau «sous-national», comme des provinces, insatisfaites de la position de leur gouvernement national.

L'ambassadeur rappelle qu'il a récemment rencontré, juste avant qu'éclate cette controverse, plusieurs dirigeants de Power Corp., «un holding qui détient des intérêts financiers substantiels dans les sables bitumineux».

Il précise à l'intention de ses supérieurs de Washington que la Financière Power a eu des revenus de 37 milliards $US en 2008 et que Paul Desmarais père et ses deux fils, André et Paul, «sont parmi les Canadiens les plus influents en plus d'avoir des liens familiaux et politiques avec d'éminents libéraux fédéraux au Canada et avec le président Sarkozy».

«Même si La Presse a défendu son impartialité, ajoute l'ambassadeur étasunien, il était difficile de nier l'existence des intérêts financiers de Power dans les sables bitumineux. Power Corp. est le principal actionnaire privé (4,5 %) de la pétrolière française Total S.A. et y exerce une influence supplémentaire du fait que Paul Desmarais fils siège au conseil de direction.»

«Il est difficile de dire, poursuit le câble diplomatique, si Charest réagissait à la position de La Presse, à une pression de la famille Desmarais, ou en fonction d'autres facteurs, mais à la fin de la conférence, il a adopté un profil bas [he lay low], laissant passer plusieurs occasions médiatiques de critiquer le gouvernement Harper. Dès lors, il a évité de parler des politiques environnementales du Canada, mettant plutôt l'accent sur son propre plan de réduction des émissions du parc automobile du Québec.»

Rappelant son entrevue quelque temps plus tôt avec André Desmarais et quatre de ses cadres dans ses «somptueux bureaux» de Montréal, le diplomate américain souligne que la famille Desmarais a été liée de longue date aux premiers ministres canadiens Pierre Elliott Trudeau, Jean Chrétien et Paul Martin, ainsi qu'au président français, Nicolas Sarkozy.

Les liens entre la famille Desmarais et le gouvernement québécois ont été mis en relief quand Québec a défendu, même avant les audiences publiques du BAPE, le projet Rabaska. Le consortium qui pilotait ce projet réunissait Enbridge, Gaz de France-Suez et Gaz Métro. Les groupes Gaz de France (GDF) et Suez — fusionnés avec la bénédiction de l'Élysée — possèdent 17 % des actions de Gaz Métro, une société québécoise qui appuie aujourd'hui de tout son poids le développement des gaz de schiste au Québec.

Quant au groupe GDF-Suez, il est contrôlé par le financier Albert Frère et le groupe Desmarais via le groupe Bruxelles-Lambert et Pargesa, deux sociétés aussi contrôlées par le tandem Frère-Desmarais.

Total S.A., ajoute la note diplomatique, a investi 6 milliards dans l'exploitation des sables bitumineux et prévoit ajouter 20 autres milliards dans cette industrie dans les 20 prochaines années.

Le président Sarkozy, qui a séjourné au domaine Saagard de la famille Desmarais au Saguenay, a décerné en février 2008 la grand-croix de la Légion d'honneur — la plus haute distinction honorifique, qui n'a jamais été décernée à un autre Québécois — à Paul Desmarais père. Le premier ministre Jean Charest était aussi à Paris, mais à titre officieux. Le président Sarkozy avait alors déclaré: «Si je suis aujourd'hui président, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais.»
«Est-ce que M. Charest a été influencé par Power Corp. pour baisser ainsi le ton de ses critiques à l'endroit du gouvernement fédéral, ce n'est pas clair, indique le câble de l'ambassadeur Jacobson, mais l'influence sur le milieu fédéral et provincial de cette société est indéniable». Paul Desmarais<br />L’ambassadeur américain à Ottawa, David Jacobson<br />



Charest nie être influencé par Power Corporation

«Il n'y a pas un individu ou une famille qui a une influence sur les affaires du Québec»

«Moi, je vous dis qu’on gouverne en fonction des intérêts du Québec et que ça, c’est sacré», a déclaré hier Jean Charest. <br />
Photo : Jacques Nadeau - Le Devoir
«Moi, je vous dis qu’on gouverne en fonction des intérêts du Québec et que ça, c’est sacré», a déclaré hier Jean Charest.
Québec — Jean Charest a vivement nié hier que l'influence du holding Power Corporation l'ait conduit à adoucir ces critiques à l'endroit des politiques énergétiques du gouvernement Harper, en 2009, lors de la conférence sur les changements climatiques à Copenhague. Ce n'est pourtant nul autre que l'ambassadeur des États-Unis au Canada, David Jacobson, qui a émis cette hypothèse dans un câble diplomatique secret, daté de décembre 2009, intercepté par WikiLeaks et révélé par Le Devoir hier (voir les extraits).

Avant la période de questions, M. Charest s'est présenté devant les médias et a lancé que le journaliste du Devoir signataire de l'article d'hier «aurait dû compléter sa recherche» en citant un autre reportage, aussi publié dans nos pages, mais le 13 janvier 2010, soit quelques semaines après la conférence de Copenhague. Le titre en était «Charest repasse un savon à Harper»: «Vous vous souvenez de ça? Je vais vous lire ce que l'article disait parce que je trouve ça bon, moi», s'est amusé le premier ministre.

Cherchant à démontrer que sa position sur les changements climatiques n'avait pas bougé d'un iota, il a lu de longs passages de ce reportage de janvier 2010 pour rappeler ce qu'il avait déclaré alors, aux côtés de M. Harper: «Il n'y a pas une chose que je changerais dans ce que j'ai fait et dit à Copenhague. Pas un mot.»

Les deux premiers ministres s'étaient rendus dans le Bas-Saint-Laurent pour annoncer un projet de production de méthane à partir de déchets organiques: «Si parler et défendre les intérêts du Québec, ça dérange du monde, bien, tant pis», avait alors lancé Jean Charest en réponse à une question d'un journaliste. Il avait par la suite ajouté: «Quand le premier ministre s'exprime au nom de tous les Québécois sur un enjeu comme celui-là [les changements climatiques], je ne vois pas pourquoi on lui reprocherait de défendre les intérêts du Québec. Et je n'ai aucune inhibition, aucune réticence, peu importe l'endroit où je me trouve, que ce soit à Cacouna ou à Copenhague, sur ces questions-là; je tiendrai le même discours au nom de tous les Québécois.»

Croisé dans le couloir du parlement après la période de questions, Jean Charest a martelé qu'il gouvernait «en fonction des intérêts du Québec. Point à la ligne». À un journaliste de Quebecor, M. Charest a demandé si la question de l'influence pouvait se poser «pour les Péladeau aussi», faisant référence aux dirigeants du conglomérat. Par la suite, il a repris son explication: «Moi, je vous dis qu'on gouverne en fonction des intérêts du Québec et que ça, c'est sacré. On gouverne en fonction des intérêts propres des Québécois. Il n'y a pas un individu ou une famille qui a une influence sur les affaires du Québec. On gouverne en fonction de nos intérêts supérieurs. Et c'est vrai pour M. Péladeau et c'est vrai pour M. Desmarais.»

Pas plus d'influence

Commentant lui aussi l'affaire, le ministre des Finances Raymond Bachand a soutenu «que la famille Desmarais n'avait pas plus d'influence que d'autres entreprises, chef syndical ou d'autres groupes de pression. Ils ont tous droit à leur opinion. Nous, on gouverne pour le bien public».

La chef de l'opposition Pauline Marois s'est pour sa part montrée prudente, hier, se limitant à dire: «C'est l'ambassadeur américain [...] qui donne son point de vue, et, moi, je crois qu'il faut être très vigilants.» En anglais, Mme Marois a ajouté: «Je ne parlerais pas de M. Desmarais et de Power», préférant souligner les influences avérées de l'industrie des gaz de schiste sur le gouvernement: «La démonstration a été faite» puisque «plusieurs anciens collaborateurs du gouvernement libéral, du Parti libéral et des membres du Conseil des ministres se retrouvent maintenant au sein de cette industrie», a-t-elle déclaré.

Par la suite, lorsqu'un journaliste lui a demandé pourquoi elle semblait avoir «peur» de parler de l'influence de Power Corporation et de Paul Desmarais, Mme Marois a semblé troublée et a mis fin à la conférence de presse.

Lors de la période de questions, l'opposition officielle a soutenu que les informations du Devoir s'ajoutent à plusieurs autres éléments où l'influence financière a pesé sur les décisions du gouvernement Charest: «Dans le scandale des garderies, la nomination par le premier ministre du député de LaFontaine comme ministre de la Famille a-t-elle été influencée par le collecteur de fonds Donato Tomassi?» a lancé la critique péquiste en matière de famille, Carole Poirier.

Aux dires d'Amir Khadir, le câble diplomatique révélé par Le Devoir prouve qu'«un affairisme d'État s'est installé au pouvoir au Québec». Ainsi, il faut selon lui «de toute urgence relire Adam Smith», père de la pensée libérale économique qui soutenait que «l'intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public». Smith concluait que «toute proposition d'une loi nouvelle ou d'un règlement de commerce qui vient de la part de cette classe de gens doit toujours être reçue avec la plus grande défiance et ne jamais être adoptée qu'après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention».

Europe

Par ailleurs, dans son éloge de messieurs Paul Desmarais fils et André Desmarais prononcé le 17 juin 2009 alors qu'il leur remettait l'insigne d'officier de l'Ordre national du Québec, M. Charest avait souligné que ces derniers avaient «contribué de manière significative au lancement des négociations d'un nouveau partenariat entre le Canada et l'Union européenne». C'est là un projet dont M. Charest s'est fait un ardent défenseur depuis l'été 2007.

Dans une rare entrevue accordée au magazine Le Point en France, en juin 2008, Paul Desmarais père avait déclaré: «Essayons d'avoir un marché commun entre l'Europe et le Canada. Si la France pousse, l'Europe suivra. La Chine, l'Inde, l'Amérique du Sud vont donner du fil à retordre à l'Amérique du Nord et à l'Europe. Il faut nous unir pour sauver notre peau.»

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